La perte de biodiversité, de l’Amazonie au Québec

La perte de biodiversité, de l’Amazonie au Québec

par Véronique Armstrong, B.A., M.Env., Responsable du volet environnement pour le DAQ.

Parmi les diverses menaces faisant planer le spectre de l’extinction sur les espèces animales, la perte d’habitats arrive en tête de liste. De fait, à l’échelle mondiale, la perte et la dégradation d’habitats affectent 89 % de tous les oiseaux menacés, 83 % des mammifères et 91 % des plantes menacées (IUCN, 2007).

Sur terre

Les sociétés humaines ne manquent pas d’idées quand vient le temps d’occuper l’environnement qui les entoure, mais l’agriculture est, et de loin, l’utilisation la plus importante qu’elles font des sols. Conséquemment, l’agriculture est la principale cause de destruction des habitats et la plus grande menace à la biodiversité et au fonctionnement des écosystèmes (Steinfield et al, 2006). Or, à travers le monde, 70 % des terres agricoles sont consacrées à l’élevage d’animaux ou à la production de nourriture pour ces animaux (Ibid, 2006). À elle seule, l’agriculture à des fins d’élevage animal est responsable de près de 91 % de la destruction de la forêt amazonienne (Margulis, 2003).

Dans un premier temps, le déboisement associé à l’agriculture sert à créer des parcs d’engraissement, des pâturages où les animaux atteindront le poids désiré. Mais l’élevage en confinement ne représente guère une meilleure alternative dans la mesure où la plus grande utilisation qui est faite de ces terres est destinée à la culture fourragère pour faire pousser les céréales qui nourriront les animaux. Ces céréales sont en grande partie cultivées dans les pays du sud afin d’alimenter le bétail qui nourrira les riches habitants des pays du nord. On estime que près de 800 millions de personnes souffrent de malnutrition dans le monde (FAO, FIDA et PAM, 2014). Il s’agit là d’un réel gaspillage alimentaire, car la conversion de calories et de protéines végétales (bien meilleurs pour la santé humaine que leurs homologues animales) en calories et protéines animales est loin d’être avantageuse, tel qu’en témoigne le tableau suivant.

Quantité de protéines végétales nécessaires à la production d’un kilogramme de protéines animales

Types de protéines animales Quantité de protéines végétales nécessaires (kg)
Bovins 7
Poulets 6
Cochons 6
Œufs 3

Tiré de : L214, 2017

Plutôt que de se livrer à une aussi importante perte calorique, il serait infiniment plus avantageux de nourrir la population mondiale directement avec les végétaux cultivés. Notons en outre qu’une baisse de la consommation de viande s’accompagnerait d’une baisse du prix des denrées végétales, deux facteurs qui contribueraient grandement à éradiquer la faim dans le monde.

La consommation de viande est donc directement responsable du déclin et de la fragmentation des écosystèmes, ces derniers étant, au fil du temps et de l’étalement des territoires agricoles, toujours moins nombreux et plus petits (Weis, 2013). Cette transformation de l’habitat naturel des animaux entraîne une série d’autres problèmes : les animaux se retrouvent divisés en plus petits groupes, ce qui rend les choses plus ardues en fait de protection et de reproduction. Ils sont contraints à une plus forte compétition en vue d’assurer leur survie : ils éprouvent des difficultés d’accès à l’eau et à la nourriture et vivent des frictions avec les autres espèces animales et les humains avec lesquels ils partagent le territoire.

Avec une population mondiale sans cesse croissante et affichant des goûts toujours plus centrés sur la viande, cette situation n’est pas près de se résorber. Qui plus est, comme l’agriculture industrielle implique une séquence de dégradation des sols et de conversion d’autres terres : elle se caractérise par un cycle qui semble sans fin. Le tableau suivant montre l’ampleur du rôle de l’élevage animal dans l’occupation et l’usage des terres.

Rôle de la production animale dans l’usage des terres

Surfaces totales occupées par des pâturages Surfaces dégradées par le surpâturage et l’érosion Surfaces totales allouées aux cultures fourragères
– 3,43 milliards d’hectares

– 26 % des terres libres de glaces

20% des pâturages – 471 millions d’hectares

– 33 % des terres arables

Tiré de : Steinfield et al., 2006

En outre, en introduisant dans l’environnement des pesticides, des engrais chimiques et des déchets (fumier, cadavres d’animaux malades), l’élevage industriel induit une pression sur les espèces d’une force et d’une vitesse telles qu’elles ne peuvent s’y adapter ni migrer à temps (les chances de succès de cette seconde option étant grandement réduites du fait de la diminution et de la fragmentation des écosystèmes). La persistance et la bioaccumulation de ces produits chimiques dans l’organisme des espèces touchées jouent un très grand rôle dans la mortalité d’individus et la précarité d’espèces (Weis, 2013).

Devant des statistiques aussi désolantes qu’alarmantes, certains pourraient être tentés de se tourner vers les poissons et les fruits de mer. Il leur faudrait alors savoir ce qui suit.

Comme en mer

L’aquaculture requiert d’immenses étangs de plusieurs hectares qui sont la cause directe du déboisement des mangroves, ces forêts humides essentielles à l’écosystème qu’elles occupent et à la protection des lieux (contre l’érosion et les intempéries, par exemple). En 2008, la FAO sonnait l’alarme : d’énormes pertes en biodiversité peuvent survenir du fait de ces exploitations, en plus de l’intrusion du sel dans les zones côtières et de l’envasement des récifs coralliens (FAO, 2008).

En ce qui concerne les poissons, d’un à deux milles milliards d’entre eux sont arrachés aux océans chaque année (Oppenlander, 2012). La pêche (le terme surpêche serait plus juste) est une activité destructrice qui s’accompagne presqu’immanquablement de prises accessoires (bycatch).

Pour chaque kilogramme de crevettes, c’est au minimum 5 kg d’animaux marins (requins, dauphins, tortues de mer, etc.) pêchés par accident (Desaulniers, 2011). Dans le cas des crevettes en provenance de Thaïlande, le désastre collatéral est plutôt de l’ordre de 14 kg d’animaux marins, et ce, en raison de techniques de pêche différentes et de l’absence de règlement contre les prises accessoires (Ibid, 2011). Les autres sortes de pêche ne sont pas en reste. La pêche au thon, par exemple, est responsable de l’agonie et de la mort de milliers de dauphins, cétacés et marsouins prisonniers de filets qui ne leur étaient pas destinés (Greenpeace, 2011). La population de vertébrés marins aurait diminué de 49 % entre 1970 et 2012 (WWF, 2015). Il s’agit là d’une fin aussi triste qu’inutile pour tant d’animaux

Dans le domaine de la pêche, le chalutage de fond (ces plaques de métal et énormes filets lestés sur fonds marins) tient littéralement du cauchemar : il détruit tout et tout le monde sur son passage, les habitats et les créatures qui y vivent, et n’établit pas de distinction quant aux animaux qu’il remonte à la surface. De fait, les prises accessoires d’un chalut peuvent représenter jusqu’à 90 % de son butin et provoquer la dévastation des fonds marins sur des distances énormes, atteignant jusqu’à 4 km (Slow Food, 2012).

Nous assistons présentement au rythme d’extinction le plus rapide et le plus important jamais recensé dans les 3,5 milliards d’histoire d’évolution organique (Weis, 2013). Les experts estiment qu’il est jusqu’à 10 000 fois plus élevé que le taux naturel d’extinction, précisant que cette estimation est conservatrice (IUCN, 2007).

Comme au Québec

Dans cette course à la dégradation, le Québec n’est pas en reste. Parmi les 153 espèces fauniques désignées menacées ou vulnérables ou susceptibles de le devenir qui fréquentent le sud du Québec (la zone agricole la plus productive), 88 sont associées de manière exclusive ou facultative au milieu agricole (MFFP, 2016).

Le secteur de la production agricole est surtout orienté vers l’élevage, lequel est à l’origine des deux tiers de la valeur des recettes agricoles (MAPAQ, 2016). Au niveau des productions végétales, le maïs et le soya arrivent en tête de liste des cultures les plus importantes : or, une grande partie de ces cultures est destinée à l’alimentation des animaux d’élevage. Au Québec comme dans le reste du monde, la consommation de viande a un effet dévastateur.

La Loi sur la conservation du patrimoine naturel vise à préserver le patrimoine naturel du Québec par la conservation de sa diversité biologique et des éléments des milieux naturels. Or, une telle mission requiert nécessairement que l’on maintienne des conditions propices, soit, notamment, des habitats diversifiés et suffisamment interconnectés. De telles conditions ne vont certes pas de pair avec les champs homogènes de monoculture de soya et de maïs qui dessinent l’horizon de tant de secteurs du Québec.

Sachant le joueur de premier plan que souhaite devenir le Québec à l’international, de tels paysages risquent fort de s’étendre à l’horizon, et ce, en même temps que l’on retirera le statut « menacées » à certaines espèces pour leur attribuer celui, encore moins enviable, de « disparues ». Cette issue est la plus probable d’entre toutes, à moins que, de l’Amazonie jusqu’au Québec, détachant son regard de l’horizon pour le poser sur son assiette, chacun y voit enfin ce qui s’y trouve vraiment.