Par Véronique Armstrong, B.A. M. Env. Responsable environnement pour le DAQ
Cette scène se répète sur de nombreux plans d’eau en saison. Campé dans son embarcation, le pêcheur se redresse, arrachant à la fraîcheur et à la sécurité relative de l’eau une petite créature qui livre le combat de sa vie. La frénésie de ce combat offre un étrange contraste avec le silence qui l’enveloppe. Vision idyllique pour ceux que l’on considère comme des amoureux de la nature, ce portrait est-il aussi idéal que l’on aime à le croire ?
Au Québec, la Loi sur le développement durable définit 16 principes dont doivent tenir compte les ministères et les organismes publics dans leurs interventions. Le respect de la capacité de support des écosystèmes est l’un de ces principes : les activités humaines doivent respecter les limites du milieu naturel de façon à préserver son intégrité. Dans le cas de la pêche, ce principe implique nécessairement que l’activité respecte la capacité de reproduction des poissons.
C’est malheureusement loin d’être le cas. La demande associée à la pêche récréative excède la capacité de renouvellement de nombreux plans d’eau, et ce, depuis longtemps déjà. Déjà en 1857, il était nécessaire de faire l’élevage du saumon de l’Atlantique et de l’omble de fontaine pour ensemencer les milieux aquatiques surexploités par la pêche sportive (MAPAQ, 2019a). C’est donc pour répondre aux besoins de la pêche récréative que naît l’aquaculture au Québec ; le marché de la table ne se développe qu’à partir des années 1980.
Encore aujourd’hui, le marché de l’ensemencement est le plus grand joueur : il consomme 58 % du volume produit par les piscicultures et représente 71 % de leur valeur (MAPAQ, 2019a). Sa prépondérance n’est pas étonnante : le marché de l’ensemencement permet littéralement à la pêche récréative d’exister et celle-ci constitue un moteur économique important. Au Québec, les retombées économiques annuelles de la chasse, de la pêche et de la trappe sont estimées à 2,4 milliards de dollars (Blackburn, 2020). La pêche est pratiquée par près de 653 000 personnes, et ce, à travers 580 pourvoiries, 86 zones d’exploitation contrôlées et 21 réserves fauniques (MFFP, 2018). Ce secteur récréatif très lucratif ne serait pas possible sans l’élevage de poissons.
Et cette nécessité entraîne d’autres conséquences.
70 poissons pour 1 poisson
Lorsqu’un poisson est pêché dans un lac ou une rivière, plusieurs autres ont d’abord été pêchés dans l’océan.
C’est qu’il y a de fortes chances que ce poisson ait été ensemencé et provienne d’un élevage. Le cas échéant, la moulée dont il aura été nourri est responsable de la disparition d’autres poissons en mer. En effet, 40 % des poissons pêchés en mer ne servent pas à nourrir les humains directement, mais sont plutôt transformés en farine et en huile pour nourrir les animaux d’élevage (One Green Planet, 2017). L’aquaculture en est, et de loin, la plus grande consommatrice ; les élevages de poules et de cochons arrivent au second et au troisième rang (‘Tacon et al., 2010’ dans FAO, 2013).
La capture de poissons en mer se fait principalement au moyen du chalutage de fond. Cette méthode très destructrice racle les fonds marins et peut détruire plusieurs kilomètres d’habitats sur son passage. Le filet ne fait aucune distinction entre les êtres animaux qui sont attrapés : ceux-ci sont souvent des espèces non visées par la pêche ou des espèces menacées d’extinction. Les captures accidentelles représentent au moins 40 % de toutes les captures et la plupart de ces êtres animaux en meurent (WWF, 2009).
Cette méthode permet la capture d’un grand volume de poissons à la fois. Dans les océans du monde, 90 % des réserves de poisson sont actuellement pêchées au maximum de leur capacité ou au-delà de leur capacité à se reproduire (FAO, 2020). La pêche est responsable de la disparition de 90 % des grands prédateurs des océans (The Ocean Portal Team, 2018). Au rythme actuel, de nombreuses espèces de poisson disparaîtront d’ici 2020 et toutes les pêcheries s’effondreront d’ici 2050 (Woody, 2019).
Pendant ce temps, l’utilisation de la farine de poisson dans les aliments des poissons et autres êtres animaux d’élevage est en augmentation (FAO, 2013). Pour nourrir un seul poisson d’élevage, il faut plusieurs poissons sauvages. De 4 à 5 kg de poissons sauvages sont nécessaires à la fabrication d’un kilogramme de farine de poissons et de 100 g d’huile de poisson (FAO, 2013). Cette façon de présenter les informations – en poids – ne permet pas de connaître le nombre de poissons concernés. Elle est également le triste reflet du peu d’importance accordée aux individus de cette espèce. Paul Watson, fondateur de l’organisme Sea Shepherd, avance pour sa part que 70 poissons sauvages sont nécessaires à l’élevage d’un seul saumon d’aquaculture (One Green Planet, 2017).
Les impacts sur l’eau
Les effluents des piscicultures contiennent beaucoup de phosphore, un polluant très dangereux pour les milieux aquatiques puisqu’il provoque leur eutrophisation. Le phosphore est une matière nutritive causant la croissance de plantes, d’algues et de bactéries (dont la cyanobactérie ou algue bleu-vert), un appauvrissement en oxygène et, ultimement, l’asphyxie du milieu aquatique. Au Québec, en dépit d’une situation qui ne cesse de s’envenimer, le gouvernement a mis fin à son programme de surveillance des algues bleu-vert en 2017 (Blanchette Pelletier, 2019).
Pour diminuer la charge en polluants de leurs effluents, plusieurs technologies sont à la portée des piscicultures. Par exemple, les systèmes de recirculation de l’eau permettent de diminuer le volume d’eau neuve utilisée dans les procédés et de diminuer la quantité de phosphore rejeté dans le milieu. Certains systèmes permettent de réduire à moins de 15 % le volume d’eau neuve utilisée, mais aucun d’entre eux n’est utilisé au Québec. 94 % des piscicultures utilisent 100 % d’eau neuve, et 6 % utilisent entre 15 et 50 % d’eau neuve (communication personnelle, 18 juin 2019).
Un problème envahissant
L’aquaculture est également responsable de l’introduction d’espèces exotiques envahissantes.
En haute mer, il arrive souvent que des poissons d’aquaculture s’échappent de leur enclos. Par exemple, plus de 180 000 saumons d’élevage se sont échappés d’une ferme de l’est du Canada au cours du dernier trimestre de 2010 (Living Oceans, 2020). En décembre 2019, ce sont près de 21 000 saumons qui se sont échappés de leur enclos (Boynton, 2019).
La présence d’un saumon d’élevage de l’Atlantique dans l’océan Pacifique y cause différents impacts. Il représente notamment une nuisance pour le saumon indigène, avec qui il rivalise pour la nourriture et la reproduction. Il amène également avec lui des virus et des agents pathogènes qui étaient absents de l’écosystème, causant maladies ou mortalités au sein d’espèces indigènes.
En eau douce, l’aquaculture est notamment responsable de l’introduction de la truite arc-en-ciel. Totalement absente des cours d’eau québécois en 1893, la truite arc-en-ciel est maintenant l’espèce la plus ensemencée (elle représente 66 % des espèces ensemencées) en raison de sa grande popularité auprès des pêcheurs québécois (MAPAQ, 2019a). L’ensemencement de truite arc-en-ciel soutient près de 230 000 jours de pêche par année et engendre des retombées d’environ 37 M$ (MDDEFP, 2013).
Cette espèce qui ne se rencontrait nulle part il y a plus de 100 ans se retrouve maintenant bien au-delà des lieux d’ensemencement. La truite arc-en-ciel est une espèce migratrice. De plus, elle parvient maintenant à se reproduire dans un nombre croissant de cours d’eau. Sa présence dans des milieux où elle n’aurait jamais dû se trouver entraîne différentes conséquences. La diminution, le déplacement et la disparition de populations locales de poissons et d’invertébrés font partie de ces conséquences. Le saumon atlantique et l’omble de fontaine souffrent également de la compétition que représente cette espèce. Ce sont là quelques-unes des raisons ayant amené le Groupe de spécialistes des espèces envahissantes à placer la truite arc-en-ciel sur la liste des 100 espèces non indigènes les plus néfastes du monde (Lowe et al., 2007).
Au Québec, la prolifération de la truite arc-en-ciel est si importante qu’un plan d’action a été élaboré afin d’en limiter les dommages. Un plan de gestion a également été mis en place par le MAPAQ (2019b) pour l’omble de fontaine, une espèce qui a vu ses populations chuter dramatiquement au cours des dernières décennies, et ce, en grande partie à cause de la présence croissante de la truite arc-en-ciel ensemencée.
La pêche récréative est également responsable de l’introduction d’une autre espèce exotique envahissante, plus inattendue celle-là : le ver de terre, qui est souvent utilisé comme appât vivant et jeté en forêt au terme d’une excursion. Originaire d’Europe, le ver de terre est maintenant bien présent en Amérique du Nord, où son introduction a pris des proportions d’invasion dans plusieurs milieux boisés québécois (Gingras, 2017).
Les impacts environnementaux associés à cette invasion sont marqués. Notons le dénudement du sol (qui devrait être recouvert de feuilles mortes) et une diminution de graines viables, dont celles d’arbres matures. Au fil du temps, diverses plantes indigènes disparaissent et sont remplacées par des plantes exotiques, mieux adaptées à la présence de ces vers. Ces changements dans le milieu s’accompagnent d’une diminution du nombre d’espèces animales, telles que les mammifères et insectes qui habitent le sous-bois et les oiseaux qui nichent sur le sol (Gingras, 2017).
Conclusion
Ce portrait de la pêche récréative illustre comment il peut arriver que les objectifs d’une même loi entrent en contradiction. Rappelons que la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune « (…) a pour objet la conservation de la faune et de son habitat, leur mise en valeur dans une perspective de développement durable et la reconnaissance à toute personne du droit de chasser, de pêcher et de piéger, conformément à la loi. »
Avec l’exemple de la pêche récréative, nous avons vu que le droit de pêcher reconnu à tout pêcheur surpasse la capacité du milieu. Ce droit ne peut donc être exercé sans une mise en valeur de la faune, soit l’ensemencement par le biais de l’aquaculture. Or, cette mise en valeur de la faune a également pour effet de nuire à la conservation de la faune, notamment par l’épuisement et l’extinction de populations animales, la mise à mort d’individus non visés, la compétition entre les espèces, la pollution d’eau et l’introduction d’espèces exotiques, de virus et d’agents pathogènes dans le milieu.
Nous avons vu également que même la pêche récréative est une surpêche par essence. Elle épuise la capacité de reproduction des poissons d’eau douce et dépend de l’aquaculture, laquelle dépend de la surpêche en mer. Celle-ci est reconnue comme l’un des problèmes environnementaux les plus graves de notre temps, problème dont de plus en plus de consommateurs sont conscients. Hélas, en se tournant vers ce qu’ils croient être des choix plus responsables tels que l’aquaculture et la pêche récréative, ces consommateurs contribuent au problème plutôt que de l’atténuer.
Dans ce cas comme dans bien d’autres, il arrive que la solution à privilégier soit aussi la plus simple, un peu comme si la meilleure façon de sauver le poisson était de ne pas le manger.
Références
Blackburn, R. 2020. Des retombées majeures pour la chasse et la pêche. Le Quotidien, 31 mars 2020. En ligne : https://www.lequotidien.com/affaires/des-retombees-majeures-pour-la-chasse-et-la-peche-e1321fb3a138151dd8022e0be6d0913c (page consultée le 16 mai 2020).
Blanchette Pelletier, D. 2019. Les algues bleu-vert ont carte blanche au Québec. Radio-Canada Environnement. Publié le 11 septembre 2019. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1294590/algues-bleu-vert-organismes-lacs-quebec (page consultée le 19 juillet 2020).
Boynton, S. 2019. Nearly all Atlantic salmon escape B.C. fish farm pen after damaging fire. Global News. Publié le 22 décembre 2019. En ligne : https://globalnews.ca/news/6328416/bc-fish-farm-fire-salmon/ (page consultée le 27 juin 2020).
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Food and agriculture organization of the united nations (FAO), 2020. Fisheries. En ligne: http://www.fao.org/fisheries/en/ (page consultée le 13 juin 2020).
Food and agriculture organization of the united nations (FAO), 2013. Le développement de l’Aquaculture – 5. L’utilisation des poissons sauvages comme aliment en aquaculture. En ligne: file:///C:/Users/VeroA/Documents/ProjetV/Aquaculture/i1917f.pdf (page consultée le 27 juin 2020).
Gingras, P. 2017. Le ver de terre menace nos forêts. La Presse +, Édition du 22 janvier 2017. Section Actualités, Science. En ligne : https://plus.lapresse.ca/screens/d1004d06-5b18-4a25-9e1a-075a0aa0d834__7C___0.html (page consultée le 18 mars 2020).
Living Oceans. 2020. Escapes: Net-pens are poor containment structures and escaped farmed salmon can compete with wild salmon for food and spawning habitat. En ligne : https://livingoceans.org/node/125 (page consultée le 27 juin juillet 2020).
LOWE, S., M. BROWNE, S. BOUDJELAS, et M.D. POORTER (2007). 100 Espèces Exotiques Envahissantes parmi les plus néfastes au monde. Groupe de spécialistes des espèces envahissantes (Invasive Species Specialist Group-ISSG), de la Commission de la sauvegarde des espèces (CSE) de l’Union mondiale pour la nature (UICN).
Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), 2019a. Portrait-diagnostic sectoriel sur l’aquaculture en eau douce au Québec. En ligne : https://www.mapaq.gouv.qc.ca/fr/Publications/DiagnosticSectorielAquacultureeneaudouce.PDF (page consultée le 18 mars 2020).
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Woody, T. 2019. The sea is running out of fish, despite nations’ pledges to stop it. National Geographic, Science, publié le 8 octobre 2019. En ligne: https://www.nationalgeographic.com/science/2019/10/sea-running-out-of-fish-despite-nations-pledges-to-stop/#close (page consultée le 13 juin 2020).
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