Une eau qui nous file entre les doigts

Une eau qui nous file entre les doigts

Crédit photo : Jo-Anne McArthur / We Animal

UNE EAU QUI NOUS FILE ENTRE LES DOIGTS
par Véronique Armstrong, B.A., M.Env., Responsable du volet environnement pour le DAQ.

Une ressource menacée, même au Québec

Dans cette magnifique province d’eau clairsemée de lacs et de rivières tous plus magnifiques les uns que les autres, la rareté sans cesse plus criante de cette ressource échappe aux consciences. Pourtant, l’accès à l’eau potable est sans cesse plus ardu, les rivières sont surexploitées et les réserves souterraines s’épuisent. Bien sûr, chacun sait qu’il serait mal avisé de faire de l’eau un usage abusif et qu’il convient de fermer le robinet en se brossant les dents, d’opter pour une douche plutôt que pour un bain, surtout, de ne même pas penser au boyau d’arrosage pour nettoyer l’entrée. Mais toutes ces habitudes, certes louables, sont-elles aussi déterminantes que l’on aime à le croire?

Il semblerait que non, puisque la cause numéro 1 du gaspillage de cette ressource essentielle passe par où on s’y attend le moins, soit par notre assiette. La consommation d’animaux et, plus précisément, l’élevage animal qui la rend possible, est de loin, l’activité humaine la plus consommatrice d’eau douce, et les ramifications sont tout simplement gigantesques. En effet, pour obtenir un portrait de la situation qui soit aussi représentatif que complet, il conviendrait de tenir compte de l’ensemble du cycle de vie de cette industrie. Par exemple, il faudrait prendre en compte les énormes volumes d’eau utilisés pour l’extraction du gaz de schiste, l’élevage industriel étant l’un des principaux consommateurs d’énergies fossiles. Heureusement, ou malheureusement, il n’est nullement nécessaire de se livrer à un aussi exhaustif calcul. Pour saisir l’ampleur du gaspillage qui a lieu, il suffit tout simplement de considérer les activités d’élevage industriel. Par souci de concision i, celles-ci peuvent se regrouper sous deux volets.

Les abattoirs, lieux de sécheresse

Le premier volet, et non le moins morbide, est celui des abattoirs. Il s’agit d’endroits extrêmement secs où d’énormes volumes d’eau et de désinfectants sont nécessaires pour nettoyer les surfaces et les appareils du sang et des excréments qui les ont éclaboussés de même que pour rincer le corps des animaux abattus.

Les méthodes de réfrigération viennent compléter ce premier volet. Il s’agit des méthodes employées pour limiter la prolifération et la propagation de dangereuses bactéries : les systèmes de refroidissement d’air en sont un exemple. Cependant, la solution la plus populaire auprès des producteurs de volaille nord-américains est celle du bassin d’eau chlorée dans lequel sont plongées les carcasses d’animaux abattus. Cette façon de faire, en plus d’être plus économique, présente un autre avantage notable, celui de produire un produit fini gorgé d’eau, donc plus lourd, qui sera vendu au poids, donc plus chèrement. Notons que ce bassin chloré ne présente pas que des avantages, lui qui risque rapidement de s’apparenter à un bouillon de fèces où mijotent de redoutables bactéries ii.

Une agriculture assoiffée

Le second volet est celui des faramineux volumes d’eau consommés par l’agriculture industrielle. À l’échelle planétaire, 70 % de l’eau utilisée par les humains est consacrée à l’irrigation pour l’agriculture (Barlow et al., 2002; Horrigan et al., 2002). La plupart de ces volumes d’eau sont consommés; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas retournés à l’environnement (Weis, 2013).

C’est la production de la nourriture pour les êtres animaux, comme le maïs et le soya, qui est responsable de la majorité de l’empreinte d’eau associée à l’élevage. De nombreuses cultures, très consommatrices en eau, n’existent que pour nourrir les êtres animaux d’élevage intensif, et ces cultures nécessitent un énorme apport en eau. Plusieurs cultures très répandues au Canada (le maïs et le blé sont justement en tête de file) requièrent tout particulièrement une importante irrigation (Perrier, 2007). D’ailleurs, certains bassins hydriques canadiens sont déjà considérés comme fortement perturbés (Ibid, 2007).

Les semences à haut rendement utilisées dans les cultures intensives sont bien plus assoiffées que leurs consœurs; par conséquent, la productivité de telles cultures passe par une plus importante consommation d’eau (Weis, 2013). Cette demande en eau augmente sans cesse dû aux conséquences directes des monocultures intensives qui sont la norme pour les productions à grande échelle. Ces monocultures provoquent la perte de sols arables, la diminution de la quantité de nutriments contenus dans ces sols ainsi que la diminution de leur capacité de rétention de l’humidité. Ces réalités n’iront qu’en s’accentuant avec l’augmentation de la température et de l’aridité qui accompagnent les changements climatiques. Fait à noter, l’élevage industriel est le principal contributeur de ce phénomène (Steinfield et al, 2006).

Heureusement pour les producteurs de viande, malheureusement pour la planète, l’avènement des technologies modernes a permis d’outrepasser de nombreuses contraintes naturelles : les rivières peuvent être endiguées, et les barrages peuvent maintenant alimenter des cultures à grande échelle. Même l’eau souterraine n’est plus à l’abri; l’humain puise allègrement dans ces précieuses ressources à un rythme outrepassant bien souvent leur capacité de recharge (Gleick, 2013). Les conséquences d’un tel abus sont multiples et vont notamment du bouleversement des écosystèmes aquatiques et de la faune riveraine à l’affaissement du sol, l’eau n’étant plus là pour supporter le poids des couches supérieures (Anctil, 2008).

Vers une économie de l’or bleu?
De toutes les voies de solution envisagées pour contrôler ce gaspillage d’eau douce (diminution des subventions accordées aux cultures industrielles, tarification de l’eau, emploi de méthodes plus efficientes telle l’irrigation au goutte à goutte, etc.), aucune ne peut faire le poids face à une dilapidation aussi éhontée de la part de l’élevage animal. Une agriculture durable à plus petite échelle ne peut satisfaire l’appétit du monstre. Une gestion viable implique une reconnaissance de la nécessité de destiner à l’humain les aliments qui sont présentement destinés à des êtres animaux qui sont ensuite mangés, pratique indissociable d’un honteux gaspillage calorique.

Comme le résume Jeremy Rifkin, du Los Angeles Times iii :

« L’ironie du système de production alimentaire est que des millions de consommateurs aisés dans les pays développés meurent de maladies d’opulence (attaques cardiaques, accidents vasculaires cérébraux, diabète, cancers) provoquées par l’excès de viandes provenant d’animaux nourris aux céréales, pendant que les pauvres du tiers monde meurent de maladies de pauvreté dues à l’impossibilité d’accéder aux terres qui leur permettraient de faire pousser des céréales pour nourrir leurs familles. »

Par exemple, élever un cochon nécessite entre 93 000 et 361 000 litres d’eau (Hoekstra et Chapagain, 2003). La production de viande nécessite 8 à 10 fois plus d’eau que la production céréalière (UNESCO, 2009). Déjà en 1984, cet écart avait été noté : « Une même surface, de même rendement, peut nourrir six à sept fois plus d’Indiens que d’Américains » (Gourou, 1984). Pendant les années ’80, la tristement célèbre famine en Éthiopie n’a pourtant nullement ralenti les exportations de céréales réservées aux troupeaux d’Europe, et ce, en même temps que périssaient des centaines de milliers d’Éthiopiens. De tels drames s’observent quotidiennement dans les pays du tiers-monde, dont les ressources sont littéralement pillées afin de satisfaire la gourmandise des biens nantis de notre planète iv. Les superficies ainsi exploitées pourraient plutôt servir à cultiver des végétaux comestibles pour l’humain.

Cette réalité soulève un important questionnement humanitaire : dans quelle mesure le plaisir de manger une nourriture non indispensable à la survie, ni même à la santé, peut-il justifier le fait que d’autres membres de la même espèce ne puissent manger – ni boire – suffisamment pour assurer leur survie?

Tel que le montre la figure suivante, une alimentation carnée requiert en moyenne 15 000 litres d’eau par jour, soit 15 fois plus qu’une alimentation à base de végétaux (APSARes, 2014).

Figure 1 Quantité d’eau nécessaire à la production de bœuf

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Abreuvement

24 000 litres d’eau

Entretien

(élevage & abattoir)

7 000 litres d’eau

Nourriture
Grains

(1 300 kg de blé, maïs, soja & avoine)

Herbe

(7 200 kg de pâturage, foin sec, ensilage & autre)

3 000 000 litres d’eau
300 g de bœuf = 4 500 litres d’eau = 30 baignoires
1 k de bœuf = 15 000 litres d’eau
ou

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Adaptée de : Beaudin, 2017

La production de 1 kg de protéines animales peut nécessiter jusqu’à cent fois plus d’eau que la production de 1 kg de protéines végétales (APSARes, 2014). Le tableau suivant illustre la quantité d’eau nécessaire à différentes productions alimentaires et offre un comparatif avec des usages courants de l’eau.
Tableau 1 Contenu en eau virtuelle des principales productions alimentaires

Adapté de : Anctil, 2008 (pour le contenu en eau virtuelle des produits)

En 2002, le Québec s’est doté d’une Politique nationale de l’eau. Reconnaissant l’incommensurable importance de celle-ci, le gouvernement du Québec a non seulement annoncé son intention de soutenir les initiatives d’entreprises innovatrices et d’intensifier ses efforts auprès de l’industrie, mais d’abord et surtout de concentrer ses énergies sur la prévention et la réduction à la source.
Bien sûr, d’aussi nobles intentions ne sauraient devenir réalité sans une remise en question de pratiques aussi douteuses qu’insatiables, une réflexion à laquelle tous doivent se livrer au moins trois fois par jour.


i Par souci de concision, nous excluons même l’eau utilisée pour l’abreuvement des animaux, qui représente des volumes non négligeables.
ii La viande est plus souvent contaminée que ce que l’on penserait. Selon Santé Canada, de 65 000 à 185 000 cas d’empoisonnements alimentaires à la salmonellose seraient survenus en 2004, et de 200 000 à 440 000 cas de clampybactériose; dans ce dernier cas, la volaille est considérée comme étant la principale source de maladie liée à cette bactérie (Santé Canada, 2004).
iii http://articles.latimes.com/2002/may/27/opinion/oe-rifkin27
iv Trop souvent, le problème de la sous-alimentation dans les pays pauvres n’est pas causé par une production alimentaire insuffisante, mais plutôt par une difficulté d’accès à la nourriture.

RÉFÉRENCES
ANCTIL, F (2008). L’eau et ses enjeux. Les Presses de l’Université Laval. 228 pages.
ASSOCIATION DE PROFESSIONNELS DE SANTÉ POUR UNE ALIMENTATION RESPONSABLE (APSARes, 2014). Impact des modes alimentaires sur l’environnement et la disponibilité alimentaire mondiale. En ligne : http://www.alimentation-responsable.com/impact-des-modes-alimentaires-sur-lenvironnement-et-la-disponibilit%C3%A9-alimentaire-mondiale
BARLOW, M. et CLARKE, T. (2000). L’Or bleu : L’eau, nouvel enjeu stratégique et commercial. Éditions du Boréal. 390 pages.
BEAUDIN. E. 2017. 40 litres d’eau dans votre tranche de pain – Et au moins 4 500 litres d’eau pour produire votre steak. Le Devoir. 27 mars 2017. En ligne: http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/494903/alimentation-40-litres-d-eau-dans-votre-tranche-de-pain
GLEICK, P.H., 2012, The World’s Water, vol. 7 : The Biennial Report on Freshwater Resources, Washington. Island Press.
GOUROU, P. (1984). Riz et civilisations. Paris, Éditions Fayard. 299 pages.
HOEKSTRA, A. Y., & CHAPAGAIN, A. K. 2003. Leaky Exports: A portrait of the virtual water trade in Canada. Le conseil des Canadiens, 2011. En ligne: https://canadians.org/sites/default/files/publications/virtual-water-0511.pdf
HORRIGAN, L., LAWRENCE, R.S., et WALKER, P. 2002. How Sustainable Agriculture Can Address the Environmental and Human Health Harms of Industrial Agriculture. Environmental Health Perspectives, vol. 10, n⁰5, mai 2002, en ligne: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1240832/pdf/ehp0110-000445.pdf
ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L’ÉDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE (UNESCO, 2009) Fait 25 : L’eau virtuelle et l’agriculture. Programme Mondial pour l’Évaluation des Ressources en Eau. Disponible en ligne : http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/environment/water/wwap/facts-and-figures/all-facts-wwdr3/fact-25-virtual-water-flows/
PERRIER, P-H. (2007). L’agriculture intensive favorise l’érosion des sols et la contamination des affluents. Epoche Times, Édition Francophone. Disponible en ligne : http://www.epochtimes.fr/archive/front/7/10/15/n3499210/lagriculture-intensive-favorise-lerosion-des-sols-et-la-contamination-des-affluents.html
SANTÉ CANADA, (2004). Salubrité de la Volaille. Bureau des dangers microbiens, Direction des aliments, Direction générale des produits de santé et des aliments. Printemps 2007. Disponible en ligne : http://www.hc-sc.gc.ca/fn-an/alt_formats/hpfb-dgpsa/pdf/securit/poultry_webpage-fra.pdf
STEINFIELD, H., GERBER, P., WASSENAAR, T., CASTEL, V., ROSALES, M., et HAAN, C. (2006). Livestock’s Long Shadow: Environmental Issues and Options, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 390 pages.
WEIS, T. (2013). The Ecological Hoofprint: the global burden of industrial livestock. Zed Books. 188 pages.