La chasse : par amour pour la nature ?

La chasse : par amour pour la nature ?

Par Véronique Armstrong, B.A. M. Env. Responsable environnement pour le DAQ

Quand vient le temps de partager leur passion pour la chasse, plutôt rares sont ceux et celles qui affirment sans ambages aimer tuer des êtres animaux. Qu’est-ce qui peut bien amener, alors, près d’un demi-million de chasseurs à sillonner les forêts du Québec ?

Parmi les principales raisons invoquées figure le contrôle des populations animales. Le chasseur serait investi d’une mission suprême, presque divine, qui découlerait d’une nécessité de gérer la nature. Sans chasse, allègue-t-on, certaines populations d’êtres animaux sauvages seraient hors de contrôle. Elles proliféreraient au détriment de leur propre santé et de l’équilibre des écosystèmes et interféreraient avec les activités humaines. En chassant, l’humain rendrait donc service à la nature.

En se posant ainsi comme régulateur de la nature, l’humain adhère à l’une des principales traditions de la pensée occidentale quant aux différents rapports qu’entretient l’homme avec la nature, soit la position de l’intendant (Passmore, 1974). Avec cette fonction d’intendance, l’humain endosse le rôle de gardien de ce qui lui a été confié (Routley, 1973). Passons outre les considérations qui nous amèneraient à nous demander en vertu de quoi ce rôle lui a été attribué, et qui peut bien être en mesure de conférer un tel pouvoir. Notons, surtout, qu’une telle position est « purement et simplement incompatible avec une éthique environnementale car selon elle, la nature est la propriété de l’homme, qui est alors libre de faire d’elle ce qui lui plaît » (Routley, 1973). Si l’incompatibilité avec une approche éthique peut se mesurer à l’aune des droits que s’accorde l’humain de faire de la nature ce que bon lui semble, d’autres réflexions s’imposent.

Avec les grands pouvoirs viennent les grandes responsabilités

Avec les grands pouvoirs viennent les grandes responsabilités, comme l’auront appris peut-être trop durement certains superhéros. Certains critères apparaissent incontournables pour quiconque veut se poser en gardien de la nature. En premier lieu, la notion d’impartialité constitue très certainement une condition à respecter. Elle revêt d’autant plus de pertinence lorsque l’on connaît l’importance des intérêts économiques en cause. Au Québec, les retombées annuelles de la chasse, de la pêche et de la trappe sont estimées à 2,4 milliards de dollars (Blackburn, 2020). Ce secteur génère plus de 12 000 emplois, et il est estimé qu’en moyenne un chasseur québécois dépense 2 620 $ pour la pratique de son loisir (Ibid, 2020).

Cette vision lucrative de la chasse se reflète dans l’énoncé de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, dont l’un des deux principaux objectifs est justement de mettre en valeur la faune et son habitat. Cette loi utilise l’appellation de « ressource faunique » pour désigner l’être animal, une conceptualisation qui va à l’encontre de celle de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal. Avec celle-ci, l’être animal est considéré comme un être sensible ayant des impératifs biologiques. Ainsi, l’exact même individu animal ne bénéficiera pas du même traitement selon la loi sous l’égide de laquelle il est placé. Si cet individu est un être animal de compagnie faisant partie d’une famille humaine, il profite d’une robuste protection juridique. Si ce même individu est un être animal faunique, il peut être tué à des fins de loisir. Dans le premier cas, il est interdit de nuire à sa santé sous peine de contrevenir à ses droits. Dans le second cas, il est interdit d’empêcher qu’il soit tué sous peine de contrevenir aux droits du chasseur.

En second lieu, les envies et préférences personnelles de l’intendant ne peuvent interférer avec ses fonctions, qui sont de prendre soin de la nature. Ainsi, le goût marqué qu’affichent les chasseurs pour la viande de gibier, qu’ils considèrent plus savoureuse et de meilleure qualité que celle provenant d’êtres animaux élevés industriellement, ne peut être un facteur de décision. Comme la science le démontre largement, manger de la viande n’est pas nécessaire à la survie, ni même à la santé, de l’humain (Campbell et Campbell, 2006 ; Davis, 2016 ; Greger et Stone, 2015 ; McDougall, 2012). L’attrait d’un intendant pour la viande de gibier ne peut donc se trouver à l’origine de ses agissements.

En troisième lieu, pour agir de façon responsable, un intendant doit être extrêmement bien informé sur l’entité qu’il entend gérer. Sa position requiert donc une excellente connaissance de l’ensemble des différentes interactions dans le milieu ainsi que de l’impact des activités humaines sur ce milieu. Or, le fait de considérer la chasse comme un moyen de réguler la nature occulte une notion fondamentale en écologie, celle de niche écologique. Il s’agit des facteurs écologiques permettant à une espèce de survivre dans un milieu donné et en un nombre donné. Chasser des individus de l’espèce que l’on cherche à réguler ne modifie en rien les conditions du milieu qui lui permettent d’être présente en grand nombre. Éventuellement, les places libérées par les individus abattus seront de nouveau occupées, et ce, par des individus qui se reproduiront et s’intégreront à la mesure des conditions de leur milieu.

De façon plus globale, cette vision du chasseur en tant que régulateur de la nature implique souvent de laisser dans l’ombre des réalités et des caractéristiques essentielles sur la santé du milieu concerné. Ces réalités et caractéristiques sont souvent causées par l’humain, par exemple : fragmentation du territoire, perte d’habitat, perte d’accès à la nourriture, augmentation de l’accès à la nourriture et absence de prédateurs pour chasser les individus les plus faibles.

Le cas des dindons sauvages

Le dindon sauvage est très présent dans les milieux agricoles. Il y profite d’un accès facile à la nourriture avec, notamment, les résidus agricoles et les parcs d’engraissement pour bovins (Lebel, 2006). Il est souvent considéré comme une espèce nuisible par les agriculteurs et fait l’objet de nombreuses plaintes au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP).

Il fait de plus l’objet d’une chasse très lucrative; en 2014, les retombées économiques de la chasse au dindon sauvage représentaient plus de 5 millions de dollars et sa popularité est en constante croissance (Lebel, 2016). C’est l’une des raisons qui a amené le MFFP à faire de la chasse sportive l’outil de gestion privilégié de la gestion du dindon sauvage. Toutefois, concentrer les efforts sur la chasse a pour effet de masquer le problème de fond, soit le rôle joué par l’agriculture et, plus spécifiquement, la place qu’occupe la viande dans les habitudes alimentaires des humains.

Près de 80 % de la production québécoise de grains est destinée à l’alimentation des animaux d’élevage qui servent à produire de la viande, et ces cultures occupent la plus grande partie des superficies cultivables de la province (MAPAQ, 2020). L’agriculture servant à la production de viande est la principale responsable de la dégradation et de la fragmentation du territoire du Québec de même que de la perte de biodiversité (MFFP, 2019). En détruisant forêts et autres milieux naturels, ce secteur agricole prive les dindons d’autres formes d’habitat; en leur offrant une nourriture facilement accessible, il les incite à se rabattre sur les milieux agricoles.

L’exemple du dindon sauvage n’est que l’une des nombreuses ramifications de la consommation de viande et de produits laitiers. Le modèle alimentaire actuel de l’humain est source de nombreux déséquilibres dans le milieu, et se livrer à une chasse sans fin sur une espèce qu’il a lui-même rendue « nuisible » sans considérer le problème à la source est pour le moins incompatible avec une réelle réflexion sur ce qu’il incombe à l’humain de faire pour préserver l’environnement.

Le cas des cerfs de Virginie

Ongulés bien représentatifs de la faune québécoise, les cerfs de Virginie et les orignaux sont présents en grand nombre dans plusieurs secteurs, atteignant et surpassant parfois la capacité du support du milieu. Le cas échéant, ce surnombre se caractérise par des individus de plus petite taille, un taux de mortalité hivernale plus élevé, une dégradation des habitats forestiers, une hausse des risques de collisions routières, des dommages aux cultures et un ralentissement de la régénération forestière (Laplante, 2015; Vaillancourt, 2018).

Par exemple, la surpopulation de cerfs sur l’île d’Anticosti et le broutement intensif de la végétation qui en découle causent différents problèmes de santé à l’écosystème local, de la perte de biodiversité à la dégradation des milieux humides en passant par le déclin de la population d’ours noirs, lesquels ne disposent plus des ressources alimentaires nécessaires à leur hivernation. Or, le cerf n’est pas une espèce indigène à l’île; il y a été introduit par l’humain il y a de cela plus d’un demi-siècle. Ainsi placé dans des conditions d’accès facile à la nourriture et d’absence de prédateurs naturels, il ne lui restait plus qu’à proliférer.

Sur l’île d’Anticosti comme sur le continent, l’abondance de cerfs est sans doute la principale raison évoquée pour en justifier la chasse, qui est l’une des plus populaires au Québec. En 2017, plus de 53 500 cerfs ont été tués sur le continent et plus de 6 000 sur l’île, une tendance qui s’est maintenue lors des années suivantes (Larochelle, 2018; Rendez-Vous Nature, 2019).

Pourtant, tel que précédemment mentionné, la surpopulation du cerf est directement liée au principe de niche écologique. S’il se trouve présent en aussi grand nombre dans un milieu, c’est que les conditions de ce milieu sont propices à cette présence.

Or, dans le cas du cerf comme dans bien d’autres, il existe un être animal qui ne demande qu’à aider.

Le loup, intendant naturel et mal-aimé

Le loup est une espèce régulatrice permettant d’assurer l’équilibre naturel des populations de cervidés, et les endroits qui en sont dépourvus sont le théâtre d’un nombre anormalement élevé de cerfs et d’orignaux (Vaillancourt, 2010). Dans de tels cas, le nombre d’individus de petite taille et le taux de mortalité hivernale sont plus élevés au sein de la population d’ongulés, alors que la présence de loups sur un territoire s’accompagne d’ongulés plus grands et plus forts (Ibid, 1998). Le nombre de loups présents ne détermine pas le nombre d’ongulés, au contraire; c’est le nombre de proies disponibles qui détermine le nombre de loups (Ibid, 1998).

Sa présence dans un milieu naturel « indique une abondance de grands herbivores et un écosystème riche sur le plan de la diversité biologique » (Vaillancourt, 2010). En dépit de son indéniable importance sur le plan écologique et de sa situation précaire (au Québec, les loups ne sont pas assez nombreux pour assurer la viabilité de l’espèce), il ne bénéficie d’aucune protection à l’intérieur de la province[1]. Les principales causes de mortalité du loup sont la chasse, le piégeage et le braconnage (ECCC, 2017). En tant que prédateur, il est souvent perçu comme un compétiteur par les chasseurs, ou comme un trophée en raison de son statut mythique. Il suscite également la grogne des éleveurs lorsqu’il s’en prend aux êtres d’animaux d’élevage. Le cas probant d’un éleveur de l’Abitibi qui tua 68 loups en 8 ans témoigne bien de cette relation conflictuelle (Rivard-Boudreau, 2018). Plusieurs meutes entières furent décimées avant que l’éleveur ne constate l’inefficacité de cette tuerie et se tourne vers d’autres méthodes.

Aux États-Unis, c’est à la demande des éleveurs de bétail que les loups furent éradiqués de la région du parc de Yellowstone dans les années ’20, une disparition hautement dommageable pour l’écosystème. La séquence d’effets positifs de leur réintroduction, en 1995, fut étourdissante. Leur prédation sur les cerfs, wapitis et autres ongulés améliora la santé globale de ces populations en plus de les forcer à se déplacer davantage, ce qui entraîna le rétablissement de la végétation, l’augmentation de la taille des arbres et celle, conséquente, de la nidification des oiseaux. La reprise de la végétation permit la stabilisation des rives des cours d’eau, diminuant leur érosion et le serpentement des rivières, approfondissant les canaux et générant de petits bassins d’eau. Les grizzlis, aigles, corbeaux, renards, blaireaux, castors ainsi que plusieurs espèces d’oiseaux, de poissons et insectes comptent parmi la longue liste de ceux et celles qui peuvent maintenant envisager sereinement l’avenir grâce à la réintroduction du loup.

En matière d’intendance et de régulation de la nature, celui-ci n’a manifestement pas de leçon à recevoir de l’humain.

L’intendance et ces responsabilités qui l’accompagnent

Promener un regard lucide sur la chasse au Québec implique inévitablement une prise en compte des dynamiques instituées par l’humain.

Un modèle alimentaire accordant autant de place à la viande et empiétant constamment sur les espaces naturels, l’introduction d’espèces dans des milieux où elles n’auraient jamais dû se trouver ainsi que la chasse d’espèces régulatrices posées en tant que compétition ne sont que quelques exemples de mécanismes d’un engrenage dont l’humain a le plus grand mal à se dégager. Dans cet enchaînement sans fin de mécanismes et de conséquences aussi désolantes que malsaines, la promotion de la chasse en tant qu’outil de gestion contribue à entretenir le problème plutôt qu’à le résoudre. Se présenter en sauveur d’une situation que l’on a soi-même créée n’est pas particulièrement digne d’un superhéros ni d’un intendant. À quand les capes pour loup ?

Références

CAMPBELL, T.C., CAMPBELL, T.M. 2006. The Most Comprehensive Study of Nutrition Ever Conducted and the Startling Implications for Diet, Weight Loss, And Long-term Health. Benbella Books. 417 p.

Blackburn, R. 2020. Des retombées majeures pour la chasse et la pêche. Le Quotidien, 31 mars 2020. En ligne : https://www.lequotidien.com/affaires/des-retombees-majeures-pour-la-chasse-et-la-peche-e1321fb3a138151dd8022e0be6d0913c (page consultée le 16 mai 2020).

DAVIS, G. 2016. Protein Aholic: How our obsession with meat is killing us and what we can do about it. Harper One. 393 p.

Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), 2017. Plan de gestion du loup de l’Est (Canis lupus lycaon) au Canada [Proposition], Série de Plans de gestion de la Loi sur les espèces en péril, Environnement et Changement climatique Canada, Ottawa, vi + 60 p. En ligne : https://www.sararegistry.gc.ca/virtual_sara/files/plans/mp_eastern%20_wolf_f_proposed.pdf (page consultée le 18 mai 2020).

GREGER, M., STONE, G. 2015. How not to die: Discover the Foods scientifically proven to prevent and reverse disease. Flatiron Books. 562 p.

Laplante, N. 2015. La gestion du cerf de Virginie au Québec : examen du modèle québécois et propositions de modes de gestion adaptatifs. Essai présent au Centre universitaire de formation en environnement et développement durable. En ligne : https://www.usherbrooke.ca/environnement/fileadmin/sites/environnement/documents/Essais_2015/Laplante_Noemie_MEnv_2015.pdf (page consultée le 17 mai 2020).

Larochelle, L., 2018. Le grand décompte sur l’île d’Anticosti. La Tribune, 11 octobre 2018. En ligne : https://www.latribune.ca/sports/coureur-des-bois/le-grand-decompte-sur-lile-danticosti-e120a84287da52b6f2e2da138f9019e2 (page consultée le 18 mai 2020)

LEBEL, François (éd.) (2016). Plan de gestion du dindon sauvage au Québec 2016-2023, Direction de l’expertise sur la faune terrestre, l’herpétofaune et l’avifaune, Direction générale de la gestion de la faune et des habitats, Secteur de la faune et des parcs, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 122 p.

Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), 2020. Culture des grains. En ligne : https://www.mapaq.gouv.qc.ca/fr/Productions/Production/Pages/Grains.aspx (page consultée le 17 mai 2020).

Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec (MFFP) 2019. État de la biodiversité en milieu agricole. En ligne : https://mffp.gouv.qc.ca/faune/habitats-fauniques/biodiversite/agricole-etat.jsp (page consultée le 17 mai 2020).

MCDOUGALL, J.A. 2012. The Starch Solution. Rodale. 348 p.

PASSMORE, J. 1974. Man’s Responsibility for Nature. Ecological Problems and Western Traditions, New York. Scribner’s.

Rendez-Vous Nature, 2019. Récolte des cerfs en légère baisse mais assez dramatique dans l’Est. En ligne : https://www.rendez-vousnature.ca/chasse/2019/01/12/recolte-des-cerfs-en-legere-baisse-mais-assez-dramatique-dans-l-est-2093/ (page consultée le 18 mai 2020).

Rivard-Boudreau, É. 2018. Loups: 400 veaux mangés en huit ans. La Terre de Chez Nous, 10 janvier 2018. En ligne : https://www.laterre.ca/actualites/en-region/400-veaux-manges-huit-ans (page consultée le 18 mai 2020).

ROUTLEY, R., S. 1973. Is There a Need for a New, an Environmental Ethic? Philosophy and Science: Morality and Culture: Technology and Man. Sophia Press.

Vaillancourt, P. 2010. Le loup, un bioindicateur. En ligne : http://www.seigneuriedebeaupre.ca/documents/publications/Le-Loup-un-bio-indicateur-076-1-.pdf (page consultée le 18 mai 2020).

 

[1] Au Canada, il est désigné « espèce préoccupante » par la Loi sur les espèces en péril et « espèce menacée » par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC). En Ontario, il est désigné « espèce menacée » en vertu de la Loi de 2007 sur les espèces en voie de disparition.